Nicolas Gauvrit et Franck Ramus, chercheurs en psychologie dans mensuel 521 – mars 2017
Une intelligence supérieure est-elle source de problèmes? Cette vision largement répandue est véhiculée par des études qui oublient de tenir compte des surdoués qui vont bien.
Inadaptés, hypersensibles, anxieux, dépressifs, dyslexiques, en échec scolaire… À en croire ce qu’on lit sur Internet ou dans les livres spécialisés, les enfants surdoués sont les véritables damnés de la Terre. Comment est-ce possible, alors que le sens commun suggère au contraire que ces enfants, dont le quotient intellectuel (QI) dépasse 130, ont les meilleures chances de réussite dans tous les domaines ? En fait, la plupart de ces allégations, sinon toutes, sont des mythes.
Parmi ces préjugés, celui qui a sans doute le mieux essaimé est l’idée selon laquelle les enfants surdoués, aussi qualifiés de « précoces » ou « à haut potentiel intellectuel », auraient un mode de pensée qualitativement différent de celui des enfants ordinaires. Plus précisément, le raisonnement des personnes « normales » serait « linéaire » ou « séquentiel », passant d’une idée à l’autre dans un enchaînement unidirectionnel. À l’inverse, les enfants surdoués auraient une pensée « en arborescence », où chaque idée donne naissance à plusieurs autres qui, à leur tour, engendrent une multitude de concepts. Ainsi, lors de la résolution d’un problème mathématique, l’élève moyen avancerait pas à pas de l’énoncé à la solution, droit vers son but, tandis que les enfants surdoués exploreraient de nombreuses pistes simultanément, créant une arborescence d’idées parfois trop foisonnante pour être gérée.
Une conséquence prévisible d’un tel mode de pensée des enfants surdoués est l’échec ou la difficulté scolaire. Si les enfants précoces pensent de manière singulière, l’enseignement courant ne saurait leur convenir, leur don les plaçant ainsi en danger. Paradoxalement, trop d’intelligence provoquerait des problèmes scolaires et les enfants les plus prometteurs se retrouveraient ainsi souvent exclus du système éducatif. À l’appui de ce mythe, des chiffres simples et frappants : un tiers des élèves surdoués seraient en échec scolaire, un autre tiers dans la moyenne, et seul le dernier tiers serait en réussite. Repris sans aucune vérification par de nombreux médias et « experts » du haut potentiel, ces chiffres ont entretenu la rumeur. Certains vont même jusqu’à annoncer 50 %, voire 70 % d’échec scolaire chez les surdoués selon Le Figaro.fr étudiant. C’est là sans doute l’un des mythes qui résiste le mieux à une contradiction pourtant bien étayée.
Pensée en arborescence
De fait, la notion même de « pensée en arborescence » est inconnue du monde scientifique. S’il existe bien une notion de « pensée divergente » en psychologie, évoquant celle de la pensée en arborescence, elle en diffère sur un point essentiel : elle n’est pas un mode de pensée spécifique, mais une des composantes du raisonnement normal. Cette composante peut être évaluée par différents tests dans lesquels il faut faire preuve d’imagination et trouver de nombreuses idées à partir d’un point de départ unique, comme trouver le plus grand nombre d’utilisations possibles d’un objet, ou le plus de manières possibles de terminer une ébauche de dessin. S’il est vrai que les enfants surdoués obtiennent en moyenne les meilleurs scores dans ces épreuves, les autres enfants produisent eux aussi de nombreuses idées. Ils en ont simplement, en moyenne, un peu moins (1). L’idée que les élèves ordinaires raisonnent sans bifurquer, de manière linéaire, est donc fausse. Tout comme est fausse l’hypothèse que les enfants surdoués produisent un foisonnement d’idées incontrôlable, qualitativement différent de ce que font les autres enfants.
Quant au préjugé selon lequel la précocité entraîne des échecs scolaires, encore une fois, de nombreuses études se portent en faux contre cette idée. En effet, depuis l’invention des tests d’intelligence il y a plus d’un siècle, les psychologues se sont évertués à tester dans quelle mesure les scores de quotient intellectuel prédisent divers aspects de la vie de l’individu. Résultat : plus les enfants ont des QI élevés, mieux ils réussissent scolairement (2), plus ils atteignent un niveau de diplôme élevé, plus ils obtiennent des revenus élevés, plus leur employeur est satisfait, meilleure est leur santé et plus leur espérance de vie est longue.
Sans nier le fait que la relation entre QI et réussite scolaire (ou autre) est globalement positive, certains experts pensent malgré tout que cette tendance positive pourrait s’inverser au-delà d’un certain score du QI. En cause ? Les particularités des individus surdoués. Encore une fois, cette hypothèse s’est révélée fausse. De nombreuses études internationales menées sur plusieurs décennies montrent sans ambiguïtés que l’effet positif du QI ne s’inverse pas au-delà d’un certain score (3). En France, des données récentes de l’Éducation nationale, recueillies auprès d’environ 16 000 élèves de 3e, ont amené à la même conclusion. On peut donc dire sans risque de se tromper que, même si le QI n’est pas le seul déterminant de la réussite scolaire et s’il peut bien sûr exister des surdoués en échec scolaire, l’idée selon laquelle ils le sont de manière générale n’a pas de fondement rationnel.
Une enquête récente fait apparaître une autre idée répandue, selon laquelle les surdoués sont souvent émotionnellement instables (4). On les imagine hypersensibles, anxieux, dépressifs… A priori, deux hypothèses sont raisonnables. L’une consiste à penser que les surdoués, grâce à leur intelligence, sont capables de mieux gérer leurs émotions et développent des compétences socio-émotionnelles les rendant plus heureux et mieux adaptés, réduisant notamment l’anxiété. L’autre est que, conséquence du décalage avec leurs pairs, ils sont socialement inadaptés, ce qui peut entraîner plus d’anxiété et de mal-être. Si ces spéculations sont a priori logiques, seule l’étude des faits pourra nous renseigner sur la réalité de manière fiable. Or, nous avons dénombré au moins 14 études effectuées dans différents pays (France, États-Unis, Canada, Israël, Pologne, Lettonie) et deux méta-analyses aboutissant toutes à la même conclusion : les enfants précoces ne sont pas plus anxieux que les autres en moyenne (5). Bien que les preuves soient moins solides, ils semblent ne pas être plus dépressifs ou stressés que les autres non plus.
À cette idée reçue s’ajoute un dernier mythe courant selon lequel les enfants surdoués seraient plus sujets aux troubles des apprentissages, au trouble de l’attention, avec ou sans hyperactivité, ou encore aux troubles autistiques. S’il est vrai que ces troubles ne sont pas incompatibles avec une intelligence supérieure, c’est tout autre chose d’affirmer qu’ils sont plus fréquents chez ces enfants que dans le reste de la population. Là encore, aucune donnée épidémiologique n’est jamais fournie à l’appui des affirmations.
Comment de tels mythes ont-ils pu infuser, même auprès d’experts, professionnels de santé ? L’idée que les enfants surdoués sont émotionnellement instables, souvent dyslexiques ou dyspraxiques, statistiquement plus malheureux que les autres, provient sans doute d’une hypothèse défendue à la fin du XIXe siècle par le médecin italien Cesare Lombroso qui prétendait avoir mis au jour un lien entre la folie et le génie dans son ouvrage Genio e follia (1877). Aucun fait tangible n’est venu étayer cette intuition, mais l’idée était séduisante et fut reprise par de nombreux auteurs. Le génie s’accompagnerait généralement de folie, et l’intelligence de désespoir.
Toutefois, la principale source de ces mythes est sans doute une erreur provenant d’un « biais d’échantillonnage » : on tire des conclusions à partir d’échantillons non représentatifs de la population. De fait, qui va consulter un psychologue ou un psychiatre ? Les gens qui ont des problèmes, qu’il s’agisse d’un véritable trouble psychologique ou d’une simple difficulté justifiant une consultation. Afin de mieux évaluer la situation de la personne, et éventuellement d’établir un diagnostic, ces professionnels vont bien souvent faire passer un test de QI. À cette occasion, il arrive que le score obtenu dépasse 130. Dans ce cas, le professionnel est en présence d’une personne à la fois surdouée et qui a un problème. Difficile de ne pas en retirer l’impression que les surdoués ont souvent des problèmes. Et pourtant, il s’agit là d’une erreur de raisonnement. Rien dans la pratique clinique de ces professionnels ne peut leur permettre d’évaluer rigoureusement si les surdoués ont plus souvent des problèmes que le reste de la population. En effet, cela nécessiterait de comparer la prévalence des problèmes entre les surdoués et la population générale. Faire un tel calcul implique de voir un échantillon représentatif de la population générale, et pas seulement les personnes qui consultent un psy.
Une objection possible est que certains enfants consultent un psychologue, non à cause d’un trouble psychologique, mais simplement parce qu’il y a suspicion que l’enfant soit surdoué, et qu’un test de QI est exigé pour envisager de lui faire sauter une classe. Pourtant, même cet échantillon est biaisé. Tous les enfants surdoués ne sautent pas de classe. Certains enfants manifestent leur précocité intellectuelle par l’ennui en classe, le désintérêt pour les enfants de leur âge, et parfois par des comportements perturbateurs. Ceux-là sont donc plus facilement repérés et le saut de classe peut sembler une solution. Ils n’ont pas nécessairement un trouble psychologique, mais leur décalage pose un problème qui va aboutir à un test de QI et au constat que le problème est associé à un QI élevé. À côté de cela, d’autres enfants surdoués, peut-être dans la même classe, sont simplement les meilleurs élèves de leur classe, sont contents de travailler plus vite que les autres et de pouvoir lire ensuite, et s’entendent bien avec leurs camarades. Ceux-là, qui ne posent aucun problème visible, sont évidemment bien moins susceptibles d’être proposés pour un saut de classe, et donc sont moins susceptibles d’avoir l’opportunité de passer un test de QI. Les psychologues ne les verront jamais et ne pourront pas en tenir compte dans leurs statistiques subjectives. Les associations de parents surdoués ou d’adultes surdoués aussi participent à la création de ces mythes, car leurs membres y rencontrent principalement des surdoués à problèmes. Ils en concluent naturellement qu’être surdoué est un problème, ou est associé à des problèmes. Là encore, le biais d’échantillonnage est flagrant. La plupart des surdoués n’éprouvent jamais le besoin de rejoindre ces associations.
Il est important de réaliser que, dans un pays comme la France où les tests de QI ne sont pas administrés de manière systématique à toute la population, et où leur usage est réservé aux psychologues diplômés, la plupart des gens ne passeront jamais un test de QI de leur vie, et ne connaîtront donc jamais leur score, y compris s’il est supérieur à 130. Par conséquent, la plupart des surdoués n’ont jamais passé de test de QI, et sont donc des surdoués qui s’ignorent. Ce sont les surdoués « ordinaires », ceux qui généralement réussissent brillamment à l’école et dans leur vie professionnelle et qui, s’ils font parler d’eux, ne le font jamais en tant que surdoués puisqu’ils n’ont jamais été identifiés comme tels (6). Ceux-là sont ignorés des psys, des associations, des sites internet, des livres spécialisés et du discours médiatique sur les surdoués.
Succès médiatique
Qu’un mythe puisse naître est une chose, qu’il se répande et se trouve défendu bec et ongles par ses adeptes en est une autre. La diffusion spectaculaire de la « légende noire » de la précocité se fait par différents biais. En première ligne se trouvent les psychologues praticiens qui côtoient au quotidien des enfants surdoués et observent chez eux un ensemble de difficultés scolaires, émotionnelles et cognitives – mais tous les psychologues ne sont pas d’accord avec cette observation de terrain. Ils sont relayés par des associations de parents d’enfants précoces ou d’adultes « surdoués » ayant effectivement des difficultés et qui cherchent auprès des praticiens du réconfort par l’assurance que leurs problèmes proviennent d’une trop grande intelligence. Il s’établit entre les psychologues défendant la thèse que l’intelligence supérieure est une calamité et les associations une symbiose, les dernières servant de marchepied aux premiers dans l’accès aux médias. Au contraire, ceux qui cherchent à établir la vérité et luttent contre les mythes sont, comme dans d’autres domaines, moins motivés et donc moins entendus. Résultat : alors que la voix des surdoués et de leurs parents était il y a quarante ans à peine audible, les associations se sont mobilisées, ont développé une compétence de communication et ont ainsi réussi, avec l’aide des psychologues praticiens qui les suivent, à être considérés comme les experts incontournables de la question du haut potentiel, à la fois dans les médias et auprès du gouvernement. La victimisation des surdoués passe particulièrement bien auprès des grands médias, qui ont horreur des récits scientifiques en demi-teinte et des thèses modérées. Que les surdoués soient décrits comme les damnés de la Terre, souffrant de troubles variés, instables et rejetés, convient bien mieux à leur format. Quant au gouvernement, il se fie en grande partie à la force de communication des associations et aux grands médias pour savoir qui est expert, ce qui le conduit quelquefois à se rallier sans esprit critique à certains fantasmes.
Bien entendu, le fait d’être surdoué ne vaccine pas contre les problèmes. On peut être surdoué et inadapté à son niveau de classe, surdoué et anxieux, surdoué et autiste, surdoué et dyslexique, et même surdoué et en échec scolaire… Il ne s’agit pas de nier que de telles situations existent, ni la souffrance des personnes concernées. Lorsqu’une personne est surdouée et souffre d’une difficulté psychologique, il est important de lui venir en aide. Pour autant, en déduire que la précocité est nécessairement la cause de ses difficultés est une erreur fondamentale. Notons enfin que les mythes sur les surdoués sont beaucoup moins répandus dans les autres pays. Dans les pays anglophones, le mot équivalent à « surdoué » est tout simplement « doué » (gifted). En français, le préfixe « sur » induit d’emblée l’idée d’un excès d’intelligence et donc d’un problème.
(1) M. Besancon et T. Lubart, ANAE, 199, 425, 2012.
(2) I. J. Deary et al., Intelligence, 35, 13, 2007.
(3) Nocholas Mackintosh, IQ and Human Intelligence, Oxford University Press, 2011.
(4) T.G. Baudson, Frontiers in Psychology, 7, 368, 2016.
(5) L. Martin et al., Gifted Child Quarterly, 54, 31, 2010 ; N. Gauvrit, ANAE, 26, 527, 2014.
(6) N. Gauvrit, Les Surdoués ordinaires, PUF, 2014.