On les pense comblés. Eux n’ont de cesse de gommer ou d’apprivoiser leur étrange différence. « L’angoisse m’a terrassé au collège et au lycée, je ne pouvais plus aller en classe pendant les crises. J’ai cherché une explication, une solution miracle, mais c’est la maturité qui m’a conduit vers le bien-être. J’ai dompté l’angoisse en ne laissant aucun vide par où elle pourrait entrer : des études de droit et de sciences politiques à Lyon, l’association Agora que j’ai fondée pour animer des débats d’actualité, le site internet Candidatarien.com, la page de rencontres entre étudiants Spotted Lyon 3… Je suis tout le temps sur la brèche », raconte Sébastien, 19 ans, détecté surdoué à 8 ans.
La révélation, puis le redémarrage
Que deviennent les surdoués à l’âge adulte ? La question obsède la petite escouade de psychologues cliniciens qui, voilà vingt-cinq ans, ont aidé à sortir du placard des cohortes de gamins précoces. Des chiffres – invérifiables – circulent : un tiers serait englouti dans l’ennui et les tourments identitaires, un tiers irait aussi bien que vous et moi, le dernier tiers s’estimant parfaitement heureux.
Faute de trouver des réponses dans les éprouvettes, les cliniciens, confrontés aux difficultés existentielles de personnalités aussi décalées, cherchent plutôt les clés du bonheur dans les parcours de vie : pourquoi les adultes surdoués qui vont bien… vont bien ?
A première vue, ils occupent tous types de postes, tous types de métiers. Ils sont éleveurs de chats persans, juristes, informaticiens, chefs d’entreprise, artisans, comédiens… Quelques terres d’élection semblent tout de même attirer ces caractères entiers qui rêvent d’embellir le monde : le droit, les sciences politiques, les milieux créatifs. « Il y en a aussi beaucoup chez les ecclésiastiques, j’ai des prêtres et des bonnes sœurs en consultation. L’une est arrivée en vrac, bouleversée de se sentir incomprise des autres nonnes », rapporte la psychologue Jeanne Siaud-Facchin, thérapeute opiniâtre. S’exaspérant de voir « la majorité des psychiatres dans le déni », cette dernière a lancé dans le privé ce que l’hôpital public n’encourageait pas : des consultations spécialisées pour ces drôles de « zèbres », comme elle les appelle. Et une association qui leur est dédiée *.
Ses livres ** tendent aux surdoués qui s’ignorent un miroir bouleversant : la révélation de leur « douance » explique enfin leur bizarrerie et restaure leur foi en eux-mêmes. C’est souvent l’occasion d’un redémarrage. Là cèdent les blindages inconscients, posés depuis l’enfance, contre l’effraction des émotions ou d’un mental envahissant. « J’avais verrouillé mes émotions à triple tour, enfoui ma personnalité sous une carapace hyperlogique, j’étais devenu le vrai geek autarcique », confie David, 31 ans. Cet informaticien s’est découvert « HQI » il y a seulement un an et a suivi un cursus en développement personnel : « Je me regarde tel que je suis : un hyperempathique ! J’ai entrepris une licence de psychologie pour remettre de l’humain par-dessus la technique. Je retrouve une vie sociale, amoureuse. »
De manière frappante, les surdoués qui jugent leur vie satisfaisante se définissent avant tout comme des « hypersensibles », cette nature indissociable de leur efficacité mentale. « Ceux qui trouvent leur place s’appuient sur cette vague d’émotions pour en tirer une énergie créatrice, une puissance d’engagement », décrypte Jeanne Siaud-Facchin. Chez la majorité des gens, le système de pensée est analytique : le cerveau gauche permet d’ordonner des informations selon un fil logique qui inhibe, au fur et à mesure, le flot des pensées annexes. Chez les surdoués, le cerveau droit domine : c’est un système de pensée intuitif, « analogique », qui fonctionne par cascades d’associations d’idées. « Les surdoués n’ont pas été livrés avec l’option “inhibition des pensées divergentes”, ils rêvent souvent d’avoir le bouton “pause” pour arrêter la machine », sourit Jeanne Siaud-Facchin. Les surdoués heureux ont bel et bien appris à piloter leurs émotions comme le véritable turbo de leur pensée.
Pour guider ces éternels agités du bocal, la thérapeute propose la méditation de pleine conscience. « C’est l’outil le plus puissant que j’aie trouvé. La méditation permet de canaliser le foisonnement mental pour se connecter aux sensations, au corps, pour être uniquement dans le plaisir du moment présent. Le problème des surdoués, c’est qu’ils sont rarement dans cet alignement du mental, du corps et de l’instant. Ils ont le sentiment de n’être jamais dans le bon tempo. »
Se libérer des modèles imposés
L’estime de soi soutient tout l’édifice du bien-être. Une seule étude, américaine, a suivi le destin de 1 500 enfants surdoués de 1921 à 1999 : elle a montré que, durant l’enfance, la présence d’un tiers – autre que les parents aimants – capable d’une confiance indéfectible, est déterminante. « C’est ce lien affectif qui construit l’estime de soi, toutes les études sur le bonheur le soulignent », explique Jeanne Siaud-Facchin. Pour Sébastien, l’étudiant lyonnais, c’est Francis Stumbauer, initiateur d’une classe pour « précoces » à l’internat d’Aubenas, qui a joué ce rôle : « Il était davantage qu’un professeur de français, relate l’ancien élève. D’emblée, il nous avait distribué une feuille expliquant qu’il était joignable sur son portable tous les jours de 5 h 30 à 20 h 30, et dès 3 h 30 le lundi car il avait une longue route pour venir au collège ! Après les cours, il venait discuter avec nous, manger avec nous. On était pour lui des personnes dignes d’intérêt. »
Cette reconnaissance permet d’assumer une façon singulière d’être au monde. L’écrivain et auteur de BD Martin Page n’a cessé d’en explorer les ressorts à travers la fiction, dès son premier roman écrit à 25 ans (« Comment je suis devenu stupide », J’ai Lu, 2003) puis dans un album (« Le Banc de touche », Vraoum, 2012)… Pour finalement confesser : « Peut-être qu’être étranger aux groupes, aux maisons, aux milieux, c’est ce que je suis, c’est mon identité. » C’est le moyen, en définitive, de se libérer des modèles imposés : les surdoués assument alors de faire dix choses à la fois et cessent de se conformer à l’idée dominante, toxique pour eux, que l’on ne peut en faire bien qu’une seule. Ils se dispersent ? « Jeunes, ils ont du mal à choisir, à réduire le champ des avenirs possibles. Adultes, la vie doit rester chargée de sens, ils ont besoin d’une relation intense qui garde son éclat et se renouvelle. Sans quoi ils changent de cap, de boulot, de conjoint. S’ils trouvent l’accord parfait, dans le travail ou dans le couple et la famille, ils défendront cet équilibre avec force. »
Avec l’âge, le tumulte s’apaise. L’étude Icare, menée auprès de 400 seniors de l’Université du troisième âge à Toulouse, a établi le lien entre « des fonctions cognitives élevées et un haut niveau de satisfaction de vie » : lorsqu’ils sont vieux, les surdoués, plus que les autres, osent enfin s’avouer heureux.
* www.zebrasurdoue.com
** « Trop intelligent pour être heureux ? » et « L’Enfant surdoué, l’aider
à grandir, l’aider à réussir » (Odile Jacob, 2008 et 2013).
SARKOZY, SEMPÉ, NOTHOMB… AU RADAR À SURDOUÉS
Dotée, par les années de pratique, d’un radar à surdoués, la psychologue Jeanne Siaud-Facchin les débusque partout. “Sarkozy est l’illustration parfaite du surdoué : impulsif, en excitation psychique constante, suractif et foisonnant, mais dans une dépendance affective majeure…” Pas de doute, non plus, lorsqu’elle lit David Foenkinos ou le dernier roman d’Olivier Adam, “Les Lisières” : “C’est signé ! J’ai l’impression d’être en consultation quand je lis cela”, assure la thérapeute.
Amélie Nothomb, testée, ne fait pas mystère de son haut QI, tandis que Sempé n’en fait guère étalage.